Sophie Huys nous parle de « l’ethnographie en terrain militant » durant la conférence « Ethnographies plurielles #7 »

 Sophie Huys

Les 9 et 10 novembre 2017 s’est tenue la conférence « Ethnographies plurielles #7 – Ethnographies et Engagements », à laquelle Sophie Huys, chercheuse affiliée au Social Media Lab a pu apporter sa contribution. Organisée à Rouen, cette conférence portait sur les engagements de l’ethnographie ou de l’ethnographe, en questionnant dans quelle mesure cette pratique engage le chercheur ou sa discipline, et les ethnographies de l’engagement, en interrogeant les façons dont les chercheurs ont étudié des pratiques et des discours qualifiés d’engagés.

Dans sa thèse, elle s’intéresse à l’utilisation d’une plateforme numérique par l’ONG Greenpeace. Cette plateforme, du nom de Greenwire, est le réseau social interne de l’organisation. Dans cette dernière, volontaires, bénévoles et employés peuvent échanger et s’organiser. Elle pose surtout son regard sur la place d’un tel dispositif dans la reconfiguration de l’action des collectifs de l’ONG. Le tout, en partant des usages, afin de comprendre leur intégration dans les pratiques des collectifs de ladite organisation.

Notre principale intéressée n’a pas manqué de commencer sa présentation par une petite anecdote liée à l’un de ses nombreux entretiens: « Tu nous tiendras au courant de la date de ta soutenance, on viendra ! Je suis curieux de voir ce qui va ressortir de tout ça… ». Cette petite clôture, amenée par le participant, trouvait, selon Sophie sa place dans la présentation tant elle a ravivé, dans son esprit de chercheuse, le questionnement relatif aux dimensions de son engagement sur le terrain de sa recherche doctorale, celui d’une organisation non-gouvernementale. Sa posture et son degré d’engagement ont évolué au fil de sa recherche. Si un degré de participation plus important permet d’élargir l’accès à des pans du terrain, il suscite aussi des attentes dans le chef des enquêtés quant à la possible formulation de recommandations pour leur équipe et, plus largement, l’organisation. Après un rapide retour sur le contexte de sa recherche, elle revient sur le processus d’élaboration de sa posture et son « intensité participative » dans une organisation traversée par des dynamiques militantes. Elle argumente ici en faveur d’une évolution du chercheur en terrain militant sur un « continuum de la participation », plutôt que de l’envisager comme cloisonné dans une posture; selon les phases de sa recherche il sera alors capable de bricoler des méthodes pour préserver et son enquête, et ses enquêtés.


L’ethnographie en terrain militant : l’exercice périlleux du chercheur, funambule sur le fil de l’engagement.

Notre terrain de recherche est le bureau belge d’une ONG de défense de l’environnement. Nous arrivons en 2016, peu de temps après le lancement d’une plateforme numérique autour de laquelle gravitent de nombreux attendus. Parmi eux, celui d’accompagner la transition de l’organisation d’ « une structure hiérarchique et centralisée, laissant peu d’autonomie aux composantes de base » (Fréour, 2004 : 325) à une structure plus horizontale. En même temps que la plateforme, naissent des groupes locaux, formés par des individus actifs dans différentes villes de Belgique. Ceux-ci sont alors vivement invités à s’inscrire sur la plateforme et à en faire leur principal outil de communication et d’organisation. Constatant la place prépondérante assignée à la plateforme dans le processus de réorganisation, elle est devenue le point de départ de notre recherche. Au travers elle, nous interrogeons les pratiques des salariés et volontaires de l’ONG et l’éventuelle expression de tensions (Michaud, 2011 : 62) issues de leur rencontre.
Nous ne prétendrons pas être arrivée sur le terrain armée d’outils de récolte de données précisément et rigoureusement définis. Nous avions néanmoins posé l’orientation générale de notre dispositif méthodologique, que nous qualifierons d’ethnographique. Nous l’inscrivions d’emblée dans une démarche qualitative, pour la place accordée à l’interaction chercheur-participants dans la construction de la connaissance (Anadón & Guillemette, 2007 : 28). Nous envisagions de réaliser notre enquête ethnographique sur un temps long, estimant que le temps était nécessaire à la construction de relations fortes (Havard-Duclos, 2007 : 1) et de confiance avec nos enquêtés. Cette confiance nous permettrait alors d’élargir le champ d’accessibilité des données (Soulé, 2007) et de faciliter le processus d’acceptation de notre présence régulière sur le terrain (Lefebvre, 2010).

Notre réflexion sur des concepts théoriques centraux – ceux d’organisation et de dispositif numérique – a également contribué au façonnement de la méthodologie, particulièrement pour définir les lieux à investiguer et les personnes à interroger et/ou observer. Nous décrivons l’organisation ; « non pas comme un lieu figé où la structure formelle agit comme une contrainte, mais comme un lieu en mouvement, un lieu de construction, de structuration, un lieu en mouvement perpétuel » (Husser, 2010 : 33) – et dans le cas qui nous occupe, se manifestant à des niveaux international, national et local. Ceux-ci étant intimement liés, nous articulons entretiens semi-directifs et observation (de participante à non-participante) pour aborder ce vaste ensemble, duquel fait partie la plateforme numérique. Nous comprenons celle-ci non pas comme simple un outil mais bien « comme partie prenante d’un processus co-évolutif qui modèle les pratiques et les formes organisationnelles »1 (Bach & Stark, 2004 : 103). Dès lors, plutôt que de distinguer l’ethnographie selon les espaces (en ligne, hors ligne), nous préférons employer le terme de « connective ethnography » (Leander, 2008) pour signifier la liaison des espaces – et élargir ainsi le « répertoire des acteurs dans l’organisation de sorte à saisir l’action des non-humains dans les tensions » (Michaud, 2011 : 50).

Outre ces réflexions théoriques, ce sont des éléments contextuels qui ont contribué à l’évolution de notre posture et de son degré d’engagement.

D’abord, le caractère militant de l’organisation étudiée, « dont un des enjeux est de produire de l’adhésion et de l’enrôlement » (Havard-Duclos, 2007) et où l’ « injonction à l’engagement est explicite et permanente» (Combes & al., 2011). Ainsi, lors de notre première rencontre avec la personne qui deviendra notre interlocuteur principal, nous percevons d’emblée que nous sommes autant à ses yeux une bénévole potentielle qu’il n’est aux nôtres un point d’entrée dans l’organisation. Il nous invitera dès cette rencontre à participer à une « Journée d’accueil des volontaires », et, pour ce faire à nous inscrire sur la plateforme. Il ne manquera pas, par ailleurs, de nous mettre en contact avec des personnes actives dans notre ville d’origine pour nous suggérer d’y développer des activités. Nous avons ainsi très vite compris que, pour recueillir les données nécessaires à notre enquête, il serait profitable que nous nous investissions nous aussi pour l’ONG, entrant ainsi dans une relation de « donnant-donnant », de coopération nécessaire (Ion, 2012) avec les acteurs du terrain enquêté. Plus seulement chercheuse, nous deviendrons progressivement « enquêteur-volontaire » assumant une double-identité « de chercheur et d’enquêteur selon les circonstances, la nature des interactions, le statut des interlocuteurs », et dont nous tentons de faire « le meilleur usage stratégique » (Lefebvre, 2010 : 131). Selon les situations d’interaction approchées, nous mettons en avant l’un ou l’autre rôle, lorsque nous jugeons que cette définition de notre « identité est susceptible d’enrichir la qualité des échanges, en sollicitant une parole « sérieuse, réflexive, qui fait « avancer la recherche » » (op.cit). Cette capacité à trouver adopter la « bonne » posture dans les « bons » moments tient, selon nous, à une connaissance affinée du terrain, suffisamment longtemps exploré que pour que le chercheur se fie à son intuition.

Notre posture de bénévole constitue ainsi un atout à nos yeux (pour l’accès à certains pans du terrain) et à ceux des enquêtés (pour l’aide apportée dans le développement des groupes locaux). Mais il semble que notre posture de chercheuse soit elle aussi porteuse d’intérêt du point de vue de nos enquêtés… En effet, et c’est ici le deuxième élément contextuel important : nous mettions les pieds dans l’organisation lors d’une phase relativement sensible de réorganisation des départements, de questionnements dans ceux-ci sur leurs rôles et missions. Ainsi, à notre statut de chercheuse, au statut de volontaire, « comme posture disponible dans l’organisation » (Broqua, 2009 : Arborio & Fournier, 2012 : Racine, 2007) s’ajoutait potentiellement celui d’experte. En effet, des anecdotes telle que celle relayée plus haut nous rappellent que l’équipe que nous suivons vit les bouleversements organisationnels que nous évoquions plus tôt. D’où l’intérêt, voire la curiosité régulièrement manifestés par nos interlocuteurs quant à nos futurs résultats de recherche. Ainsi, dans cette « spirale de la loyauté » (Havard-Duclos, 2007 : 7) vécue par le chercheur temporairement bénévole pour les besoins de son enquête, s’insère l’attente de son expertise. Nous nous devons cependant d’être prudente car les propos que nous avons pu récolter lors des entretiens sont confidentiels – que faire par exemple de propos, parfois virulents d’un employé qui décrit la gestion d’un manager ? Nous envisageons ici la rédaction d’un rapport à destination de nos enquêtés, une fois notre travail de terrain clôturé. Dans celui-ci, ni noms ni entretiens n’apparaîtront, seuls des constats généraux seront transmis. Nous privilégierons un format plus court que notre thèse doctorale qui, tant par son volume que par le contenu sensible qu’elle renfermera, ne nous semble pas être la meilleure manière de répondre aux attentes de nos enquêtés – la considérer comme telle risquerait par ailleurs prendre le risque de trahir non plus seulement le champ de l’engagement, mais aussi celui de la recherche.